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Le Maroc veut remettre à niveau ses élèves du public

Sortir l’école publique marocaine de la crise dans laquelle elle est plongée depuis quarante ans. C’est l’un des engagements phares du gouvernement d’Aziz Akhannouch, dont la feuille de route se veut en « rupture » avec les tentatives de réforme précédentes qui ont toutes échoué. Depuis l’accession au trône du roi Mohammed VI, en 1999, les plans de transformation de l’éducation se sont succédé – charte nationale, programme d’urgence, vision stratégique, etc. – sans qu’aucun ne parvienne à résoudre les problèmes structurels, pourtant largement documentés, qui ont émergé au mitan des années 1980.
A chaque rentrée scolaire, la presse, qui s’affole du « faible niveau » des élèves, questionne « la formation insuffisante » des enseignants, pointe un système accusé « d’entretenir les inégalités ». Des reproches qui n’émanent pas uniquement des parents d’élèves, des spécialistes de l’éducation ou de la société civile en général. Le constat alarme aussi au plus haut sommet de l’Etat. « Est-ce que l’enseignement que reçoivent nos enfants aujourd’hui dans les écoles publiques est capable de garantir leur avenir ? », avait fait mine de s’interroger Mohammed VI dans son discours annuel de la Fête du trône en 2015.
Les chiffres ont de quoi inquiéter. Pas une évaluation de l’école publique marocaine ne manque de faire état d’une « crise des apprentissages ». En 2019, moins d’un tiers des élèves du public maîtrisaient le programme à la fin du primaire, à peine 10 % au sortir du collège. Les langues et les mathématiques, notamment, posent de sérieux problèmes. En cinquième année de primaire, l’équivalent du CM2 en France, ils n’étaient, en 2022, que 13 % à pouvoir réaliser une division simple, quand seulement un élève sur cinq parvenait à lire avec fluidité un texte en arabe et un sur trois un texte en français. En moyenne, 300 000 enfants quittent chaque année les bancs de l’école avant la fin de la scolarité obligatoire, fixée à 15 ans. La moitié durant le collège et 20 % en raison d’exclusions liées à un trop grand nombre de redoublements.
Menée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’étude phare PISA – pour Programme international pour le suivi des acquis des élèves de 15 ans – avait enfoncé le clou dans son classement 2023 en plaçant le royaume 79e en compréhension de l’écrit et 76e en sciences sur un total de 81 pays. Une chute vertigineuse de neuf places, dans ces deux catégories, en l’espace de cinq ans.
A sa nomination au ministère de l’éducation en 2021, Chakib Benmoussa a découvert un système scolaire « traumatisé », témoigne son entourage. De mai à juillet 2022, des consultations nationales ont été menées auprès de « plus de 100 000 parties prenantes » du secteur. « Du jamais-vu sous cette forme », assure au Monde le ministre, ancien ambassadeur du Maroc en France, qui indique avoir « capitalisé » sur les conclusions de la Commission sur le modèle de développement (CSMD) qui avait remis au roi en 2021 les grandes lignes des réformes « inclusives » à conduire, principalement dans le champ scolaire.
Elaboré sans le concours de cabinets de conseil, précisent ses architectes, le chantier de l’éducation est volontiers présenté comme le fruit d’un « travail de terrain », « novateur » dans son approche. Une réforme axée non pas sur les moyens, mais sur les élèves. Avec l’objectif, notamment, de garantir la maîtrise des enseignements de base. « C’est la première fois qu’on parvient à transformer la pratique pédagogique en classe, alors que les réformes précédentes s’arrêtaient au seuil de l’école », insiste l’équipe de Chakib Benmoussa, qui s’est entouré d’anciens collaborateurs de la CSMD, dont l’un est devenu son chef de cabinet.
Pour combler les lacunes accumulées par les écoliers, le dispositif choisi ne s’inspire pas d’un modèle occidental, mais d’une méthode indienne, Teaching At the Right Level (TARL), développée par une ONG de Bombay. Son principe : « réenseigner » les fondamentaux en fonction du niveau réel des élèves. « TARL a fait ses preuves en Inde, dans plusieurs pays d’Afrique et d’Amérique latine », détaille le ministère, qui a formé 12 000 enseignants, tous volontaires, à cette méthode. Depuis la rentrée 2023, elle bénéficie à quelque 300 000 élèves dans plus de 600 écoles primaires dites « pionnières ».
Les premiers résultats sont encourageants. Au début de l’année scolaire, en septembre, « 80 % des enfants ne maîtrisaient pas les compétences fondamentales enseignées l’année précédente », rapporte une étude commandée par l’éducation. Deux mois après, des tests réalisés sur 60 000 élèves ont montré que leur taux de maîtrise avait été multiplié par quatre en mathématiques, par trois en français et par deux en arabe. « Ce qui correspond à un rattrapage d’un à deux ans de scolarité », évalue le cabinet du ministre, qui se félicite d’« une inflexion inédite dans la courbe des apprentissages ».
Dès la rentrée 2027-2028, la méthode TARL sera généralisée à toutes les écoles et collèges du Maroc, mais ce calendrier annoncé pose question. « Pour le moment, les établissements pionniers ciblent moins de 10 % des élèves. Comment va-t-on faire en moins de quatre ans pour étendre ce modèle à 6 millions d’enfants ? », relève, sceptique, un fonctionnaire du ministère, sous couvert d’anonymat.
Ancien enseignant au Centre d’orientation et de planification de l’éducation, l’économiste Azeddine Akesbi se remémore l’échec, il y a vingt ans, de la généralisation du préscolaire destiné aux enfants de moins de 6 ans qui devait être atteinte en 2004. Las, seulement la moitié des enfants de 4 à 5 ans bénéficient aujourd’hui d’un préscolaire structuré, en dehors de l’informel. « Le risque, à tous points de vue, est qu’on se dirige vers le même scénario », met-il en garde, pointant les obstacles à la massification rapide des établissements pionniers : formation inadaptée des enseignants, environnement de travail dégradé, encombrement des classes, inadéquation des programmes scolaires…
Déclenchée par un projet de statut unifié des fonctionnaires de l’éducation, appendice à la réforme, la longue grève des enseignants, qui a paralysé les écoles pendant plus d’un mois à la fin 2023, a aussi jeté la lumière sur ce qui était perçu comme un angle mort du chantier de l’éducation : les conditions salariales d’un corps qui représente à lui seul la moitié des agents de l’Etat au Maroc.
La mobilisation et la durée du mouvement ont été telles qu’Aziz Akhannouch a été contraint de reprendre le dossier en main et de lâcher du lest : 9 milliards de dirhams (821 millions d’euros) seront alloués à la hausse des salaires des enseignants, soit 30 % à 40 % d’augmentation en moyenne par rémunération. « Un désaveu brutal pour Chakib Benmoussa », relève un proche de l’ancien ambassadeur. A demi-mot, le ministre reconnaît ne pas avoir perçu l’urgence de cette demande de revalorisation, confiant avoir été « rappelé à l’ordre par la réalité du terrain ».
Les prochaines élections législatives auront lieu à la fin 2026. D’ici là, et tandis que les rumeurs d’un remaniement gouvernemental vont bon train, Chakib Benmoussa parviendra-t-il à tenir la promesse d’Aziz Akhannouch de hisser le système éducatif marocain parmi les soixante premiers du monde ? « Les établissements pionniers donnent des résultats et il ne s’agit pas d’un laboratoire, c’est une échelle suffisamment large pour considérer que nous sommes sur la bonne voie », soutient le ministre, qui prévient néanmoins : « Tout cela est encore très fragile. »
Alexandre Aublanc(Casablanca, correspondance)
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